L’héritage chimique du Système Solaire : zoom sur l’azote
De quels éléments chimiques notre Système Solaire a-t-il hérité du “nuage sombre” à partir duquel il s’est formé ? Les molécules complexes qui ont vu le jour dans ce nuage interstellaire ont-elles pu être conservées lors de l’effondrement gravitationnel menant à la nébuleuse protosolaire, puis au long du processus de formation stellaire et planétaire ? En s’intéressant à un composé essentiel, l’azote, des cosmochimistes et astrochimistes de l’IPAG proposent un scénario qui précise la nature de l’héritage interstellaire au sein du système solaire. Cette étude est publiée ces jours-ci dans la revue Icarus.
Le système solaire s’est formé il y a 4,567 milliards d’années à partir de la nébuleuse protosolaire, elle-même issue de l’effondrement gravitationnel d’un nuage interstellaire appelé nuage sombre [1]. Prédire sous quelles formes les éléments chimiques ont été incorporés dans la nébuleuse protosolaire et finalement dans les objets du Système Solaire demeure aujourd’hui une énigme. C’est pour apporter des éléments de réponse à cette question pluridisciplinaire que des cosmochimistes et astrochimistes de l’IPAG ont combiné leurs efforts, en s’attachant tout particulièrement à un composé essentiel, l’azote [2]. Pour évaluer l’héritage chimique du système solaire, les chercheurs ont donc mesuré le rapport isotopique de l’azote dans des molécules, telles que H13CN et HC15N qui sont observées à la fois dans les nuages sombres et dans des objets primitifs du système solaire, telles les comètes. Les valeurs du rapport isotopique obtenues sont significativement inférieures aux mesures effectuées dans le Soleil [3], et, surtout, sont tout à fait compatibles avec les mesures existantes dans les comètes, effectuées à partir des mêmes molécules.
Ce résultat montre donc qu’un processus d’enrichissement en 15N (azote lourd), comparable à ceux observés dans les objets primitifs du système solaire, est à l’œuvre dans les nuages sombres modérément denses, avant la formation du disque protoplanétaire. Ces travaux suggèrent également que les comètes ont bel et bien enregistré les rapports isotopiques en azote du nuage parent à la nébuleuse protosolaire. Il reste toutefois à comprendre quelle peut être l’origine de la diversité du rapport isotopique de l’azote dans le Système Solaire. En analysant le jeu de réactions chimiques qui conduisent à la formation des molécules azotées, l’équipe de l’IPAG a avancé une hypothèse permettant de réconcilier les différentes valeurs du rapport isotopique de l’azote dans le Système Solaire : observer l’histoire des molécules azotées à la lumière de deux familles, d’ailleurs bien connues des chimistes. D’un côté, les molécules de type "amine" comme l’ammoniaque (NH3), et de l’autre les "nitriles", comme HCN.
Dans les nuages sombres, ces deux familles connaissent des histoires bien distinctes : contrairement aux amines, les nitriles seraient enrichies en 15N. Les chercheurs suggèrent alors que les amines (non enrichies) seraient représentatives du réservoir principal d’azote (N ou N2) dans les nuages sombres, expliquant ainsi le rapport isotopique mesuré dans le Soleil. Dans ce nouveau schéma, les nitriles sont un réservoir minoritaire, dont les comètes auraient enregistré l’enrichissement en 15N.
Le scénario proposé permet : d’expliquer la similarité du rapport isotopique de la nébuleuse solaire (mesuré dans N2) et de Jupiter (mesuré dans NH3) ; de renforcer l’hypothèse de l’héritage interstellaire des comètes du fait de la similarité du rapport isotopique de HCN ; de proposer que les astéroïdes ont certainement échantillonné des réservoirs azotés moins volatiles et abondants que N2, mais plus enrichis en 15N. De nombreuses questions, aux frontières entre astrophysique, astrochimie, cosmochimie, et exobiologie restent encore à élucider. Quelles sont par exemple, les molécules porteuses de l’azote dans la matière organique des météorites dites primitives, dans laquelle les mesures d’enrichissement isotopique ont été effectuées ?
Source :
The 15N-enrichment in dark clouds and solar system objects, P. Hily-Blant, L. Bonal, A. Faure, E. Quirico, Icarus, 223 (2013) 582-590.
Contacts scientifiques :
- Pierre Hily-Blant | IPAG | +33 4 76 63 58 86 | pierre.hily-blant (at) univ-grenoble-alpes.fr
- Lydie Bonal | IPAG | +33 4 76 63 52 81 | lydie.bonal (at) univ-grenoble-alpes.fr
[1] Les nuages sombres sont le siège de réactions chimiques qui permettent l’existence de molécules plus ou moins complexes (plus de 150 connues à ce jour). S’il est certain que les éléments chimiques présents dans le Système Solaire ont été hérités du nuage sombre, le débat demeure pour savoir quelles molécules ont été conservées.
[2] C’est le cinquième élément chimique le plus abondant dans l’univers (après H, He, O, et C) ; il possède deux isotopes stables, 14N et 15N (respectivement 14 et 15 neutrons). Ces isotopes sont synthétisés dans les étoiles qui les relâchent, en fin de vie, dans le milieu interstellaire. La quantité relative des ces deux isotopes est donc déterminée par la nucléosynthèse stellaire. Ces atomes sont ensuite incorporés dans des molécules où les rapports isotopiques peuvent différer considérablement du rapport initial.
[3] Dans le Soleil, ce rapport, dont on pense qu’il est représentatif de la composition de la nébuleuse protosolaire, vaut 440.