Le télescope spatial James Webb observe la surface glacée de Ganymède
Dans deux articles publiés en juillet 2023 dans la revue Science Advances puis en décembre 2023 dans Astronomy & Astrophysics, une équipe internationale incluant des chercheurs du CNRS (LESIA, IPAG), de l’Observatoire de Paris, et de l’Université Grenoble Alpes présente les premières observations du plus gros satellite de Jupiter, Ganymède, par le télescope spatial James Webb. Elles révèlent de nouveaux détails sur la texture et la nature des constituants de la surface glacée de Ganymède. Ces caractéristiques varient en fonction du taux de bombardement des ions et électrons provenant de la magnétosphère jovienne, et peut-être même selon l’heure locale.
Ganymède est la plus grosse des lunes galiléennes de Jupiter avec Io, Europe et Callisto. Elle est même plus grosse que la planète Mercure et à peine plus petite que Mars. Ganymède est un monde constitué pour moitié d’eau, et pour l’autre moitié de silicates et de matière carbonée. Elle abrite sous sa croûte glacée le plus grand océan d’eau liquide du système solaire. Ganymède est un archétype des mondes glacés tels qu’on en trouve autour des planètes géantes de notre système solaire, mais aussi sans doute autour d’autres étoiles.
Sa surface présente des régions claires et jeunes, témoignant d’une importante activité passée, lors de laquelle des matériaux provenant de l’océan interne ont pu être remontés en surface. D’autres régions plus sombres et anciennes, comportent peut-être des matériaux datant de son accrétion et/ou des dépôts de poussières cométaires ou astéroïdales. Pour tenter de déchiffrer l’histoire de la surface de Ganymède, il faut donc identifier les constituants de ces différentes régions et comprendre comment ils se transforment sous l’effet des processus affectant sa surface. Ces processus, induits par le rayonnement solaire, par les ions et électrons énergétiques provenant de la magnétosphère de Jupiter, ou encore par l’impact de micro-météorites, peuvent modifier les constituants de la surface.
Les instruments NIRSpec et MIRI du télescope spatial James Webb ont observé Ganymède en août 2022 et obtenu des spectres de la lumière aux longueurs d’onde infrarouge (de 2,9 à 5,2 micromètres pour NIRSpec [1], et de 4,9 à 11,2 micromètres pour MIRI [2]) couvrant l’ensemble de la surface. Ces spectres de la lumière réfléchie du soleil ou du rayonnement thermique émis par la surface de Ganymède ont été confrontés à des mesures de laboratoire et à des modèles, afin d’estimer sa texture, sa composition et sa température [3].
Ces nouvelles observations confirment que la surface est assez rugueuse à l’échelle du millimètre à la dizaine de centimètres et que ses premiers micromètres d’épaisseur sont globalement poreux et principalement constitués de glace d’eau cristalline, mélangée à d’autres molécules (CO2, H2O2, et peut-être des hydrates d’acide sulfurique, entre autres) et minéraux (peut-être des sels, phyllosilicates, minéraux opaques etc.).
Les régions polaires de Ganymède sont recouvertes de davantage de glace d’eau dont la texture est différente, possiblement plus rugueuse, à grains fins, ou contenant plus de défauts internes que dans les régions équatoriales. De plus, la précision spectrale du télescope James Webb a permis de mettre en évidence la présence de glace d’eau amorphe, une phase dans laquelle les molécules de H2O sont désordonnées. Ces propriétés particulières de la glace polaire pourraient s’expliquer par le bombardement des particules magnétosphériques, plus intense aux pôles qu’à l’équateur en raison du champ magnétique de Ganymède. En effet, Ganymède est le seul satellite du système solaire à posséder un champ magnétique, produit par son noyau de fer liquide.
Ce bombardement des particules magnétosphériques provoque aussi la décomposition (radiolyse) de H2O et la formation de nouvelles molécules. Le télescope James Webb a détecté pour la première fois du peroxyde d’hydrogène (H2O2) formé par cette chimie radiolytique, principalement dans les régions polaires nord et sud de Ganymède. En revanche, sur Europe le H2O2 est surtout présent dans les régions équatoriales, indiquant que les processus chimiques se déroulent de manière différente sur ces deux satellites glacés de Jupiter.
Ces nouvelles observations fournissent aussi des détails inédits sur l’état du dioxyde de carbone (CO2) présent en phase solide à la surface de Ganymède. En fonction des régions, il semble piégé dans différentes matrices solides : dans des minéraux ou des sels aux basses latitudes, et dans la glace d’eau amorphe aux hautes latitudes. Il reste encore à comprendre quelle est la source de ce CO2 et comment il serait piégé.
Aux basses latitudes, les spectres des terrains sombres suggèrent la présence d’une couche superficielle hyper-poreuse constituée d’un mélange de grains de minéraux opaques extrêmement fins (des sulfures ou encore des oxydes de fer) et d’autres minéraux, par exemple des sels de sulfate et des phyllosilicates. Sur la face arrière de Ganymède, les terrains sombres situés au bord du levant (c’est-à-dire là où le Soleil vient de se lever) sont recouverts de glace ayant une réflectivité particulière. Il pourrait s’agir d’un givre matinal, se sublimant au cours de la journée. La disparition de givre matinal sur Ganymède avait déjà été proposée par les astronomes Henri Camichel, Marcel Gentili et Bernard Lyot suite à des observations depuis le Pic du Midi entre 1941 et 1945. Ces nouvelles données dans l’infrarouge semblent confirmer cette hypothèse. Le givre se formerait durant la nuit, non par condensation de l’atmosphère car elle est trop fine, mais plutôt par condensation de la vapeur d’eau provenant du sous-sol, comme cela a été observé sur le noyau de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko par la mission Rosetta.
Ainsi, malgré les faibles températures qui y règnent, entre -180 et -110°C, et l’absence d’une atmosphère épaisse, les observations du télescope James Webb indiquent que la surface de Ganymède connaît des transformations chimiques et peut-être des variations diurnes. Ces informations contribueront à optimiser les opérations de la sonde spatiale JUICE de l’agence spatiale européenne (ESA), comportant plusieurs instruments sous la responsabilité du CNES. Lancée le 14 avril 2023, JUICE atteindra Jupiter en juillet 2031 et se placera en orbite autour de Ganymède en 2034 pour l’étudier de manière plus approfondie.
Références
► D. Bockelée-Morvan, E. Lellouch, O. Poch, E. Quirico, S. Cazaux, I. de Pater, T. Fouchet, P. M. Fry, P. Rodriguez-Ovalle, F. Tosi, M. H. Wong, I. Boshuizen, K. de Kleer, L. N. Fletcher, L. Meunier, A. Mura, L. Roth, J. Saur, B. Schmitt, S. K. Trumbo, M. E. Brown, J. O’Donoghue, G. S. Orton, and M. R. Showalter, Composition and thermal properties of Ganymede’s surface from JWST/NIRSpec and MIRI observations, Astronomy & Astrophysics, 2023 - DOI - HAL
► S. K. Trumbo, M. E. Brown, D. Bockelée-Morvan, I. de Pater, T. Fouchet, M. H. Wong, L. N. Fletcher, K. de Kleer, E. Lellouch, A. Mura, O. Poch, E. Quirico, P. Rodriguez-Ovalle, M. R. Showalter, M. S. Tiscareno, F. Tosi, Hydrogen peroxide at the poles of Ganymede, Science Advances 9 (29), 2023 - DOI - HAL
Contacts scientifiques locaux
- Olivier Poch - Chercheur CNRS à l’IPAG
- Eric Quirico - Enseignant chercheur UGA à l’IPAG
Cet article a initialement été publié par le CNRS-INSU
[1] NIRSpec (Near Infrared spectrograph) a été construit pour l’Agence Spatiale Européenne (ESA) par le consortium Astrium. Les observations de Ganymède ont été réalisées avec le mode ‘integral field unit’ (IFU)
[2] MIRI (Mid-Infrared Instrument) a été proposé, conçu et réalisé par un consortium Européen, sous l’égide de l’ESA, en collaboration avec le JPL. La participation française à la réalisation de cet instrument s’est effectuée à travers le Centre National d’Études Spatiales (CNES). Les observations de Ganymède ont été réalisées avec la composante MRS (medium resolution spectroscopy)
[3] Ces observations ont été acquises dans le cadre du programme Early Science Release ERS 1373 « ERS observations of the Jovian System as a demonstration of JWST’s capabilities for Solar System Science » (PIs : I. de Pater & T. Fouchet). Leur analyse est financée par l’Agence Nationale de la Recherche (programme PRESSE, ANR-21-CE49-0020-01)